« L’histoire native de Sandro n’est pas celle d’un homme que calcine l’amour mais d’un être qui est né du mauvais côté du pont et aspire à le traverser. »
Avec son dernier roman paru en 2015, La Vie des elfes, Muriel Barbery tend un pont entre le monde des elfes et celui de hommes à l’image de celui que Chihiro devait traverser en retenant son souffle dans le film de Miyazaki. Mais ici pas question d’entraver la circulation de l’air, au contraire l’auteur nous invite à voler sur les ailes du vent.

Si je me suis mise en quête de la Vie des elfes de Muriel Barbery ce fut tout d’abord mue par une aspiration des plus prosaïques: écrire un article pour ce blog.
Au printemps dernier j’avais en effet ouvert Une Gourmandise sans même prêter garde à l’auteur, et, après m’être dit « oh, je l’aime pour les mêmes raisons que j’ai aimé L’Elégance du hérisson », après l’évocation de la rue de Grenelle et de la concierge Renée, je m’étais décidée à jeter un œil sur la couverture, confirmant ainsi mes doutes, puis, quelques heures plus tard car c’est un livre très court, à partager ici même les bienfaits de l’écriture tendre et solaire de Barbery qui, comme aucun autre auteur, a le don de me propulser joyeusement dans un monde bien réel, plein de beauté de lumière et d’espoir à chaque fois que je ferme un de ses romans. C’était à dire, pour l’instant, un de ses deux romans. Elle en avait depuis écrit un troisième qu’il me fallait donc lire pour confirmer ma théorie et proposer à mes amis et lecteurs une présentation un peu complète.
Cette quête m’a pris plusieurs heures de déambulations parisiennes, des deux Gibert aux Mots à la Bouche, en passant par le BHV, une librairie germanopratine, et, enfin, la maison mère, Gallimard, seule à en posséder un exemplaire.
Si je vous dit cela ça n’est pas pour le plaisir de raconter ma vie mais parce que cela indique tristement l’injustice faite à cette ode merveilleuse à la terre et au rêve, au donné et à l’idéal, aux racines et aux esprits aériens, qui n’a pas connu le succès de l’Elégance du hérisson.
Et comment ne pas le comprendre ? La chronique de la rue de Grenelle déployait sa finesse, son exquise attention aux êtres et aux choses, son immense tendresse envers la beauté fragile et fugace des choses imparfaites que la grâce d’un instant élève à la perfection, sur un théâtre de légère critique sociale, de petit drame adolescent, de portrait façon ligne claire de la grande bourgeoisie et de ses petits travers amusants. C’était chic, on pouvait se reconnaître et rire de soi, ou plutôt reconnaître ses fréquentations et rire d’elles. ça amusait les critiques branchés et les milieux autorisés qui donnent le ton. Le bobo venait pour l’enveloppe de chronique sociale et recevait, discrète bénédiction inattendue, le trésor du regard poétique.
Avec La vie des elfes, c’est tout autre chose : c’est la rencontre de Tolkien et de Vincenot, la fantasy enracinée, le merveilleux du terroir. Il faut avouer aussi que le titre n’est pas heureux et, contrairement aux deux autres de la même autoresse-enchanteresse, échoue radicalement à donner le moindre reflet de la poésie contenue dans ses pages. Mais le propos même ne pouvait que rencontrer l’incompréhension : le chant de la terre qui façonne à son image les hommes et les rêves d’iceux, la célébration du féminin et du masculin traditionnels avec en prime quelques attaques non mouchetées contre la modernité… vous pensez bien que le public urbain a détourné le nez de ces relents d’humus, révélant par là qu’il n’avait aimé les précédents ouvrages que pour les raisons les plus bêtes et les plus superficielles.

Le roman narre les jeunesses parallèles de deux mystérieuses fillettes, l’une, Maria, dans un village perdu de Bourgogne, l’autre, Clara, dans un village non moins perdu des Abruzzes. Les deux enfants trouvées manifestent des pouvoirs surnaturels : à Maria la nature, sa magie tellurique et atmosphérique, sa compréhension naturelle de tout ce qui croît, sourd et palpite, à Maria le rêve, les aspirations et les récits humains perçus à travers la musique.
Toutes deux appartiennent en partie au monde des elfes dont Barbery propose une vision profondément païenne, animiste autant que raffinée, entre la très grande grâce de Fondcombe et le shinto protéiforme des films de Miyazaki. Ses elfes écrivent en kanjis et devisent du monde dans des pavillons de thé derrière des ponts de laque rouge mais ils s’incarnent aussi dans la haute société artistique romaine aux prises avec la montée du militarisme et d’un certain modernisme martial qui n’est jamais évoquée que par des allusions en demi-teintes.
Et c’est peut-être ce que l’on pourrait reprocher à l’auteur : si la critique est, dans son immense majorité, passée à côté de ce récit merveilleux à l’aspect d’agate mousse c’est qu’il faut lire entre les lignes et, idéalement, partager l’univers esthétique de Barbery.
Peut-être tout n’est-il pas évident pour des personnes qui n’ont pas chéri la culture japonaise, Vincenot et Sand, D’Annunzio et Lampedusa, la peinture flamande et la chasse, de se sentir chez soi dans les paysages qui se déploient le long de phrases mélodiques, ouvragées mais jamais autotéliques. Ou peut-être, plus certainement, la critique se rend-elle de plus en plus coupable d’apathie et de paresse intellectuelle.
Ai-je pour autant trouvé dans ce roman un miroir de mon idéal ?
Non, et heureusement : le plaisir d’adhérer entièrement et absolument à la vision d’un auteur est toujours un peu suspect, la fusion menace l’altérité.
La vision du christianisme développée dans La Vie des Elfes, qui prend résolument le parti païen au risque de transformer un brave curé de campagne en hérétique semi-apostat, méconnaît, il me semble, assez terriblement le message du Christ et le symbole (au sens étymologique) de la Croix qui, bien loin de séparer et diviser Ciel et Terre, les unit et en scelle l’alliance. L’ironie de la reprise de ce terme (l’alliance), comme celle de l’apparition d’une image trinitaire juste après avoir plus ou moins condamné le christianisme (« une phrase qu’elle murmurait au ciel de neige et qui se ramifiait comme un arbre à trois branches ») m’a beaucoup plu. Évidemment, cette image fait aussi penser à la rune de vie, algiz, et, concrètement, symbolise les trois forces cosmiques dont Maria tire ses pouvoirs. Mais, pour le plaisir de ronchonner jusqu’au bout, je trouve dommage de ne pas voir la croix comme LE sym-bole le plus parfait, le trait d’union, l’arche, le pont, héritière et révélatrice de tous les arbres de mai, dommage de voir le christianisme comme sécateur d’une vision cosmique païenne (alors que le « tel en haut, tel en bas » fut repris par toute la symbolique et la médecine médiévales).
Poursuivons ce désaccord, qui ne fait qu’exacerber l’admiration, à propos des discours un peu attendus sur « ces ponts qui relient les hommes et les univers » qui, comme on le redoutait, se transforment à la dernière page en discours quasi hollywoodien à relents de « construire des ponts, pas de murs ». Nostalgie amniotique ultramoderniste et oubli (de façade) qu’on ne peut relier que ce qui est, par nature séparé, et ne persiste en sa nature que grâce à l’intégrité de ses formes, donc de ses frontières : une porte n’a de sens qu’entre deux dimensions distinctes et qui fait l’éloge du pont fait aussi, de fait, l’éloge de l’île. On est donc un peu perplexe de la juxtaposition de ces deux phrases dans le discours incriminé : « Les plus grands maux sont toujours venus des scissions et des murs. Demain, ceux dont l’ennemi thésaurise les soifs se réveilleront dans un monde moderne, c’est à dire vieux et désenchanté ». Il semble qu’entre modernisme et anti-modernisme il faille choisir.
Ces deux petites critiques faites (qui ne concernent que trois ou quatre phrases sur 300 pages), reste une ode à la terre encore inouïe d’être si aérienne : là où Giono tend parfois vers le gras et le bas corporel, Barbery a la ripaille svelte, sèche comme un pied de vigne et légère comme une vrille, là où Sand se cantonne au lyrisme paysan, elle se lance dans des visions cosmiques magnétiques à mi chemin entre Steiner et sainte Hildegarde, là où les récits ruraux contemporains, romans ou bandes dessinées, se complaisent à évoquer la crasse, la promiscuité, les rapports de force et toutes les misères, elle prend le contre-pied et magnifie un petit peuple (qu’il s’agisse des elfes ou des paysans) de géants aux pouvoirs insoupçonnés, aux cœurs purs et aux aspirations nobles car entières et sincères (cette vertu samouraï qu’on appelle makoto).
Reste, avant les détours hérésiarques, l’exaltation de la foi viscérale du paganus, de l’homme de la terre.
Reste le parti de s’émerveiller de toute beauté, de savoir la percevoir sous les gangues de convenances, de petitesse. Oui, de libérer la lumière divine des coquilles qui la dérobent.
Restent une vibrante défense du pays réel : « André Faure, sous un chapeau noir, se tenait à côté du trou creusé à grand-peine dans la terre gelée et le père François voyait que le pays était tout entier derrière lui, qu’il était de ces hommes qui incarnent et qui tiennent, et par lesquels une communauté se sent plus sûrement exister et accède plus facilement à la fierté d’être elle-même que par les décrets et les ordonnances des grands »
Reste l’alliance de la tendresse et de la force, la première nourrissant la seconde, le pacte de l’esthétique et du courage : « les gars qui le suivaient se disaient que leur quête martiale était aussi esthétique et qu’ils tueraient sans merci mais sans rage pour que le pays retrouve son innocente splendeur. »

Mais que serait un bon conte (dont les héros pèchent bien souvent, et c’est le cas ici, par cette agaçante perfection morale et physique que l’on nomme syndrome de Mary-Sue) sans un bel adversaire ? Si celui-ci n’est qu’évoqué et ne se montre jamais, un aperçu de son camp nous est donné par son séide qui a, comme de bien entendu, emporté mon suffrage (d’autant plus qu’il semble être du camp des frontières contre celui de l’indifférenciation poreuse et mélangiste que l’on condamnera d’un « pouah » que ne renierait pas la famille Malfoy) :
« Alors, de la même façon qu’elle avait été effrayée des contrastes de la voix de mort, elle fut submergée d’une vague de beauté immédiatement anéantie de laideur. Il y avait tant de noblesse, tant de rage et de douleur dans ce regard fugitif, et tant de splendeur dans l’image qui envahissait sa perception intérieure… Un ciel d’orage se levait sur une vallée de brumes, et sous les nuages qui filaient dans l’azur s’entrevoyaient des jardins de pierre. Elle eut sur la langue un goût de neige et de violettes à quoi se mêlait un concentré d’arbres et de galeries de bois, et c’était à la fois inimaginable et très familier, comme si la saveur d’un monde disparu s’était incarné dans sa bouche et qu’en passant le doigt sur les arrêtes à vif de son cœur, elle y avait vu pour la première fois affleurer du sang. C’étaient une telle extase et un chagrin mêlés; une tristesse sans fin affûtée à la lame de souffrance; une nostalgie de rêve ancien où grondait et s’accroissait la haine. »
Je m’avance peut-être un peu mais, sans la moindre connotation, alors qu’il n’est question que de brumes et de nuées, de lumière et de végétation, j’y perçois du feu. Feu qui manque à cette ronde des éléments où tout n’est qu’eau, terre et air, et dont on espère le déchaînement _ sans doute martial _ dans un prochain tome, car il serait terriblement cruel de nous laisser ainsi patte en l’air, comme le héron frustré dans l’étang de l’inachevé.

Extraits choisis :
«Il suffisait aux hommes de regarder la tante Angèle dans le fauteuil à bascule où les femmes l’avaient installée d’autorité, Angèle dont la vieille figure réchauffée de civet et de vin semblait, sous sa nouvelle coiffe aux rubans myosotis, sculptée dans un beau bois mat à veines nobles, oui, il suffisait aux hommes de jeter un coup d’œil à la chère mémère pour contempler le courage dont sont bénies nos contrées _ et il s’en trouvait même pour penser que c’étaient elles, les terres du bas pays, qui avaient façonnée les femmes telles qu’on les voyait dans leurs fauteuils de vieillesse, des femmes qui, en dépit du four, du jardin, des poules, des vaches, des simples et des prières, prenaient sans hésiter mantille et chapelet pour s’en aller porter secours aux innocents en danger. Ce sont bien bonnes compagnes que nous avons, pensaient les hommes en sirotant leur vin, et c’est bien beau pays que le nôtre. Et que la tourte aux girolles entrât pour une part dans l’assertion ne contredisait pas sa foncière sincérité car les hommes du bas pays aimaient leurs terres et leurs femmes et connaissaient que les unes étaient entremêlées des autres aussi sûrement qu’ils appartenaient à leurs propres arpents et concevaient le labeur des récoltes et des battues comme un tribut qu’on paye à la magnanimité du sort. »
* * *
« de chaque âme, elle voyait les perles du désir brodées sur la toile tendue du firmament »
* * *
« Aussi, quand Angèle lança son œil sur les champs dressés de givre et trouva presque immédiatement la petite à l’orée d’une futaie à l’est de la ferme, elle ne fut pas surprise de la clarté de sa vision et s’abîma un instant dans la contemplation de la scène, fort belle en vérité, parce que Maria se détachait sur un fond d’arbres gainés de blanc arqués au-dessus de sa tête comme des ogives de diamant. Or contempler cela n’est pas pécher puisque ce n’est pas oisiveté mais louange des œuvres du Seigneur _ il faut dire qu’il y avait en ce temps-là, dans ces campagnes où l’on vivait très simplement, une facilité à effleurer du doigt la joue du divin qui venait de ce qu’on avait commerce quotidien avec les nuages et les pierres et avec de grandes aubes mouillées qui lançaient vers la terre des transparences par salves. »
* * *
« _ Leur sens de la terre est aussi intense que leur courage.
_ Les deux vont de pair. »
* * *
« Oui, voilà qui étaient les neufs gars qui s’étaient naturellement ralliés à André au conseil du cimetière, des gars qu’on avait forgés comme se chauffe et se travaille le fer, en les calant entre le marteau et l’enclume avec tout le respect qu’ont les forgerons pour la matière et en les déposant à refroidir contournés et sculptés d’une forme anoblie. Et comme ils n’avaient fréquenté ensuite que les chevreuils et les combes, leur fer n’avait pas rouillé mais s’était conservé de ce que la religion leur interdisait de nommer, à savoir la simple et puissante magie du monde naturel à quoi s’ajoutait l’arrivée d’une petite qui en décuplait les essences _ si bien que ce qui résonnait en tous alors que chacun se hâtait de rejoindre son poste de combat, c’était une chose qui était née sans qu’ils ne le sussent des ondes profondes qui émanaient d’André et que catalysait Maria, une chose qui résonnait à présent dans chaque tête qui se préparait à la lutte et prenait la forme de ces mots de magie et de vent : à la terre, à la terre ou mourir !«
* * *
« Verrai-je un jour ces cités ? Se demanda Maria. Et elle s’endormit au creux de ses visions. »