Captain Fantastic, ou l’aristocratie américaine.

Suite à mon dernier article, plusieurs camarades m’ont, sans concertation, conseillé la vision de Captain Fantastic, film de Matt Ross sorti en 2016. Le même jour, je suis par hasard tombée sur d’autres louanges de ce film, et, obéissant aux signes, l’ai donc regardé dans la foulée.

La visée idéologique de ce film reste des plus ambiguës, les actions ne cessent de s’opposer aux paroles, il semble donc que chacun doive y emprunter ce qui peut le servir selon sa vision du monde. Une seule chose demeure : un hymne aux États-Unis comme terre des utopies et de tous les possibles, de Tom Sawyer et d’Ayn Rand, de Davy Crockett et de la Ivy League.

Comment ça ? Captain Fantastic ? Ce film de joyeux hippies, une apologie des lignées aristocratiques et de la volonté individuelle ? Ce film presque néo-païen, du libéral-libertarisme ?
Vous dites-vous peut-être, interloqués.
J’y viens.

captain_fantastic_mai_hua_750Im Frühtau zu Berge wir ziehn. Fallera. …


Le propos
: Un père et ses 6 enfants, grands, beaux, blonds, et intelligents, (on se demandera au passage combien le film a du payer son mépris souverain des quotas de minorités : il y a en tout et pour tout une personne non-Blanche, un vigile, qui a 2 secondes d’écran) vivent en autarcie dans la forêt, selon des principes survivalistes et anthroposophiques (du moins très fortement apparentés au modèle éducatif Steiner-Waldorf). La mère est internée pour troubles maniaco-dépressifs, et se suicide. Malgré l’interdiction posée par le grand-père qui tient son gendre et son mode de vie marginal pour responsables de la mort de sa fille, la famille se rend aux funérailles et affronte le monde contemporain qu’elle rejetait.
A la fin, tout le monde rentre dans le rang, et le fils aîné, brillant, admis dans toutes les universités de la
Ivy League, peut s’y inscrire grâce à l’argent de bon-papa qui vit dans la version américaine et moderne d’un château.

Écartons d’emblée le plus agaçant : la faiblesse scénaristique.
Il est toujours très gênant de voir des personnes à la culture… américaine (donc relativement médiocre) tenter d’écrire des personnages d’une finesse et d’une instruction qui dépassent la leur. L’indice le plus criant, et partout reproduit, est le recours aux satanées Variations Goldberg EVIDEMMENT par Glenn Gould. Rien d’autre ne semble exister dans l’histoire musicale. Peut-être est-ce le nom de « Goldberg » qui fait mouche à Hollywood, ou l’allitération « Goldberg Glenn Gould » dont on peut se mettre plein la bouche comme d’une tarte à la crème pseudo-culturelle. Du même ordre, ces « enfants français auxquels on offre du vin à table tout le temps » (en l’occurrence pour justifier de servir un petit verre de vin à une fillette de 8 ans). Il serait bon qu’un scénariste américain tente une expédition en France, visiblement la dernière date des années 1950.
Passons sur toutes les situations forcées pour créer une confrontation entre les cultures et un effet comique, au prix d’incohérences lamentables (le père refuse de laisser ses enfants consommer hot dogs, hamburgers, coca dans un
diner où ils s’arrêtent, mais les invite à s’empiffrer d’un énorme gâteau sucré et gras volé au Wallmart du coin, copieusement nappé de crème chantilly qu’il consomme à même le tube dans un geste relativement obscène).

CAPTAIN FANTASTICCash, Cachet, même combat…

 

Cette famille est-elle vue comme un modèle ou un contre-modèle ?
Cette utopie anarchiste, néo-luddite, libertarienne, est d’emblée condamnée par son refus de la société, de la politique, donc de la civilisation. Non pas au sens de « monde moderne » mais au sens de communauté, de fait social indispensable à l’épanouissement humain. Nous avons à faire à une famille isolée, situation vouée à l’échec et jumelle de celles éminemment malsaines de Massacre à la tronçonneuse (1974) ou Dogtooth (2009).

A quoi leur sert de pérorer toute la journée sur le fait politique s’ils s’en excluent de facto ? Dans leurs lectures, dans leurs propos, ils mettent le politique au centre, dans leurs actes, ils nient cette composante essentiel de l’humanité. Peu de choses les séparent objectivement d’une secte comme celle de Charles Manson : l’entraînement, extrême, peut s’apparenter à de la maltraitance, l’endoctrinement est absolu… Le film ne contourne pas cette ambiguïté mais la dénonce par la voix du grand-père sur lequel on reviendra. Il aurait pu l’exprimer par celle du second fils (le second fils, éternelle figure du traître, du mouton noir : à l’aîné la responsabilité et la force, au cadet la tendresse et la douce spontanéité, au puîné la révolte et le ressentiment) qui, a juste titre, dénonce l’isolement dans lequel leur père les fait vivre, et l’aberration de certaines de leurs coutumes. Cependant, bizarrement, ce parfait modèle éducatif où les enfants sont appelés à véritablement intégrer un raisonnement, en pouvant le retrouver par eux-même et non le réciter, où l’analyse personnelle est reine ainsi que le développement de l’esprit critique, ne permet rien d’autre qu’abonder dans le sens du père. La contradiction ne trouve pas les mots pour se dire.

full.1260Entre ça et Délivrance, seule la lumière change… (quoi que, les rednecks de Délivrance sont moins autarciques (mais sur plus de générations) )

 

Et pourtant l’on ne peut nier l’évidence d’enfants sains, vifs, supérieurement intelligents, véritables gardiens de la nature, entraînés au combat, à la chasse, à tous les artisanats, instruits dans les beaux arts…. et d’une vie qui nous fait tous rêver : les cabanes, la forêt, la liberté, la fantaisie des « enfants perdus » de Peter Pan. Mais n’est-ce pas là l’expression du complexe éponyme : un refus du monde, de la réalité, de la confrontation ?
Les prénoms « uniques, comme chacun de nous », une crétinerie finie… l’absence de toute perspective historique, et, paradoxalement pour des ruraux, de tout enracinement : pas de peuple, seulement un micro-clan… les seules lectures sont politiques ou XIX-XXémistes… un vaste présent, une négation de l’Histoire si elle n’est politisée… la reconstruction d’un Eden de chasseur-cueilleur… le mélange insensé de symboles vikings (le marteau de Thor porté par le père) et bouddhiste (le chapelet), visions du monde assez peu compatibles…
On semble nager en plein délire hippie progressiste, rêveur, inconséquent, que le grand-père ferait accéder à la maturité et à la civilisation. Ce propriétaire terrien, soucieux des apparences, formaliste, apparemment conformiste, chrétien, sévère mais tendre… et aussi viril que son gendre face auquel il prouve sa dextérité à l’arc ainsi que la force de sa volonté dans une scène archétypale de confrontation entre deux « mâles alpha ».

Quand le duel à mort du seigneur féodal (le grand père) et du barbare libre (le père) oppose finement la liberté à la vie, on se rend compte que le scénario n’est peut-être pas très érudit, mais qu’il est diablement pertinent : ça n’est pas la vie du père qui est en jeu mais celle d’une de ses filles, que sa folie aurait pu tuer (elle manque de se briser la nuque en tombant) et qui ne peut survivre qu’en acceptant l’hospitalisation, et donc le système jusqu’à présent rejeté. Le barbare devient citoyen en acceptant l’esclavage (préférer la vie à la liberté) par amour et par responsabilité envers ses enfants.

Alors quoi ? Que nous dit l’auteur ? Rentrez dans le moule brave gens ? Nul ne peut s’opposer au capitalisme, le Patriarche règne, le barbare s’incline ? « Courbe la tête, fier Sicambre »? Est-ce la raison pour laquelle la sécession est si mal représentée, vouée à l’échec ?
C’est ce que j’ai cru à la première vision : nous bassiner tout un film avec de l’anti-christianisme primaire et des incohérences crasses de doctorant en socio pour finir en apologie du capitalisme protestant à la papa.

CAPTAIN FANTASTICLa moitié d’entre nous veut être cette petite fille, l’autre moitié l’avoir pour fille.

 

Sauf que le film s’articule autour de deux phrases clefs citées à plusieurs reprises et réunies dans une lettre qui n’a strictement aucun intérêt scénaristique si ça n’est mettre ces deux phrases en évidence :
« Nos enfants seront des philosophes-rois. »
et
« Nous sommes définis par nos actes, pas nos paroles. »

captain_fantastic4
Res non verba, et toutes ces choses.

 

Examinons la première « Nos enfants seront des philosophes-rois. » la référence à la République de Platon est revendiquée et appuyée. Or ce que prône Platon (outre ses aspects joyeusement totalitaires) est une aristocratie. Mot clef. Hop, un premier filtre de lecture.
« Nous sommes définis par nos actes, pas nos paroles. » Prenons la maxime au sérieux : coupons le son ou du moins faisons fi de l’ensemble des discours comme on nous invite à le faire. Les discours ne disent rien, seuls les actes comptent.
Eeet hop dévoilement : tout l’aspect hippie libertaire humanitaire d’extrême gauche s’évanouit.

Reste: une famille de surhommes (pas au sens nietzschéen, mais au sens populaire et galvaudé pris ordinairement par ce mot), prédateurs naturels, rois de leur environnement, libres, fiers, droits, dignes, dans le constant dépassement de soi. La beauté, la force et l’esprit incarnés dans chacun d’eux. Un mépris total (pas méchant, mais indifférent ou amusé) pour la plèbe, dont il n’est d’ailleurs pas un seul instant question, à part comme repoussoir. Les valeurs chevaleresques de l’aîné, à la fois libre (il dit n’importe quoi, s’invente une identité pour flirter) et constant, entier, sincère (il propose sur le champ d’épouser la fille qu’il vient d’embrasser). La nature pour socle (chasse, survie, artisanat), l’excellence pour but (la haute exigence intellectuelle), la beauté pour horizon.
Et le tout finalement couronné par l’argent, les diplômes, la domination sociale et l’héritage.
L’exact inverse du constant discours de justice sociale (a fortiori intersectionnel) : sans l’argent du grand-père, sans son privilège, la famille aurait sombré dans la déchéance et/ou la division, l’argent est donc justifié en ce qu’il vient récompenser une supériorité de nature qui s’est initialement exprimée sans lui.
Un film Blanc, hétérosexuel, viril, clanique, martial, discipliné (seule l’apparence, les vêtements et les couleurs sont chaotique, cette liberté n’est que le fruit d’une discipline interne de fer, chronométrée, programmée), autoritaire (l’éducation du père Cash n’est pas différente de celle du père Von Trapp dans la Mélodie du Bonheur), individualiste, volontariste, inégalitaire. Le tout enrobé d’un discours libertaire-hippie. Habile.
Un voyage de l’aristocratie de nature vers l’aristocratie sociale, le tout rendu possible par la liberté et les paysage de la Grande Amérique.

La bouche dit « Power to the people. Stick it to the man. » Les actes disent « Fuck the plebs. We are the Man. »

original
La beauté comme horizon…

Un commentaire

  1. Analyse intéressante de ce film!
    C’est vrai qu’en le regardant sans recherche d’analyse ça n’est pas l’effet qu’il laissé sur le coup .
    Une chose à laquelle j’avais pensé , et qui rejoins un peu ton propos , est que l’éducation par le père me faisait un peu penser à ce que l’on peut imaginer de l’éducation d’enfants issus d’élites dans l’antiquité greco-romaine, avec un philosophe pour tuteur/professeur. Et du coup on est très éloigné d’une vision « égalitaire » de l’éducation (sauf si l’on imagine une société très éduquée dans laquelle chaque parent est capable de devenir le philosophe/tuteur/professeur de son enfant).

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