Cette formule m’est venue dès la troisième lecture du mot « problématique » (prononcez « problématiquhan ») dans les publications partagées par mes amis proches du Wokistan. Elle ne fait que paraphraser Alain et souligner le deuxième mouvement dialectique, et n’a donc, en tant que truisme, droit qu’à une petite note céans.
Note cependant nécessaire car depuis 2015 la situation est constante (certains diront qu’elle empire) et il me faut donc reformuler ce que j’avais énoncé -> là.
Dans le langage inclusivo-bienveillant des mouvements les plus sectaires et rigides, « problématique » désigne tout comportement et, plus important, toute pensée qui, s’opposant au credo de la loge, pourrait heurter la sensibilité de quelque victime de quoi que ce soit. Pour éviter toute friction, toute atteinte à la sainte sensibilité, tout « déclenchement » (trigger) de crise victimaire [ne partez pas tout de suite, amis de gauche, on tape sur la droite plus tard] il convient donc d’ostraciser les auteurs potentiels ou avérés de crimepensée et de multiplier les commités de censure (cf les sensitivity readers dans l’édition états-unienne).
L’inconvénient est que qui veut supprimer tout frottement, tout accroc, tout inconfort, toute provocation, tout choc, empêche de fait toute pensée.
La pensée est par essence « problématique » : elle est le mouvement de l’esprit qui, rencontrant un obstacle, doit revenir sur (contre) lui-même, c’est à dire réfléchir, se battre contre lui-même face à une résistance, une chose extérieure, in-comprise. La pensée se forme, croît, en combattant avec elle-même face à une altérité : comment la dépasser ? Comment l’inclure dans notre vision du monde (vision du monde qui en sera peut-être modifiée) ?
C’est ce que dit Alain avec ce sempiternel sujet de dissertations de terminale « Penser, c’est dire non ».
La pensée est un flux qui rencontre un roc, fait des remous avant de l’engloutir : le flux est la constatation tranquille, les thèses établies ; le remous (reflux) est l’advenue de la pensée dans le choc (face au problème), l’esprit qui se retourne contre lui-même : et le dépassement est l’inclusion du problème (le roc) dans une vision élargie, corrigée.
C’est parce qu’il y a problème qu’il y a pensée, puis dépassement par inclusion. Sans lui le flux, refusant l’obstacle, finit par se circonscrire en une petite flaque d’eau stagnante : sans problème et sans remous.
Les mouvements politiques (mais aussi religieux et même artistiques) finissent souvent en flaques et cela n’est pas le propre de la gauche intersectionnelle victimaire. Une fois que les thèses premières sont définies l’esprit, fatigué ou paresseux, s’en satisfait et s’en tient là, et tout ce qui pourrait heurter le confort de ses certitudes est exclu avec la mauvaise foi qu’engendre la crainte. Crainte de devoir faire l’effort de réfléchir à nouveau, crainte d’avoir fait tout ce chemin en vain. A droite aussi, on tremble quand le réel ne correspond pas à sa petite théorie, quand il déborde les définitions établies par les dix auteurs ou conférenciers autorisés.
L’extrême gauche est faites de gens normaux déguisés en marginaux et qui haïssent la norme et la synthèse car « problématiques », l’extrême droite est faite de gens atypiques déguisés en archétypes qui haïssent l’exception et l’analyse car « problématiques ».
Avoir une pensée « problématique » est condition nécessaire pour avoir une pensée tout court. Nécessaire mais non suffisante car le problème demande à être com-pris et dépassé. La pensée authentiquement orthodoxe ne peut se fonder que sur une prise en compte de la réalité hétérodoxe.
Tl;dr :
Si c’est doux et moelleux, c’est du PQ, pas un discours.
Si ça n’a pas picoté, vous n’avez pas pensé.
