… pour de la boue du Diktat extraire l’or de la Tradition.
La néo-sorcellerie est une des modes a priori les plus insupportables des cinq dernières années, surtout pour les amateurs de traditions ésotériques et de pratiques occultes : quelle que soit la pratique ou l’intérêt, il est toujours désagréable de voir une horde de gnous se ruer sur ses plates bandes et en saccager toute la surface (on n’était certes pas là pour la surface, mais c’est tout de même agaçant).
Le réquisitoire pourrait occuper un opuscule et certain canard Indigent de droite s’y est essayé avec le même succès que les enfants de Monsieur Prudhomme discourant des codes et symboles de tatouages apaches (ceux des fortifs, pas ceux du Nouveau-Mexique), c’est à dire « gneugneu, hystérie féministe, eugneuh chaos, irrationnel et forêts, gneuh pétroleuses-consommatrices-sang(menstruel)-aux-lèvres ».
Oui, on y trouve des grenouilles de bénitier qui reproduisent ce qu’elles reprochent à leur culture chrétienne en recréant une hiérarchie de club d’école primaire « et alors on dirait que je serais grande prêtresse de Lilith-Hécate-Morrigane », des dérives sectaires et de juteux plans commerciaux, des grandes prêtresses de Gaïa/Pachamama/Gloubiboulga qui font venir leur sauge de Californie et achètent leurs cristaux chez Sephora etc. etc.
Mais, on y trouve surtout l’intersection des « filles fan de mythologies » et des « passionnées de dessin » (et quelques garçons épars ça et là) qui ont bien grandi depuis le lycée, sont devenues illustratrices, créatrices, artistes, et puisent dans cet engouement une inspiration pour des productions plastiques, ou lyriques, au moins agréables, parfois admirables.
Cette tendance est un chaudron bouillonnant de créativité : on invente des histoires à partir du tarot, on dédie des poèmes à des divinités (le renouveau de l’hymne sur Instagram, s’il n’est pas tout à fait digne d’Homère ou du Rig Veda, n’est à aucun moment chose regrettable ni même négligeable, ça n’est pas le but ici mais il faudra tout de même se pencher sur cette inspiration qui sourd et croît comme la rumeur des dieux de Delfica), on y dessine, on y peint (oui, parfois avec son sang menstruel, et les masculinistes flageolo-tramblotants seraient bien inspirés d’y voir une activation bien plus profonde et primitive qu’une simple provocation néo-punk), on y sculpte, on y danse en l’honneur de déités oubliées, inventées, amalgamées…
Pour dix insupportables volumes sur le « féminin sacré », le « réveil de la déesse intérieure » et autres niaiseries sucraillo-inclusives qui tartinent de paillettes mystiques la bouse infecte du développement personnel (la palme du non-sens haïssable revenant à ceux qui se proposent de « mieux gérer son temps grâce au tarot » ou d’être « plus efficace grâce à la magie », ou comment changer l’or du poème en plomb saturnien, BRAVO, champions!), pour dix de ces allume-bûcher, donc, mille personnes tressent des fleurs et des branchages pour honorer les saisons, cent dessinent les imago archétypales qui phosphoriquement s’impriment dans leur inconscient primitif, cinquante composent des petits poèmes bancals comme un enfant pour la fête d’une inaccessible mère.
Si ça n’est pas toujours le cas, la partie la plus visible, la plus bruyante, bref, la moins occulte de ce mouvement est bien attachée au féminisme.
Néo-sorcellerie va de paire avec néo-féminisme… en lui offrant une vision nouvelle de l’essentialisme, et c’est ce qui nous intéresse ici.
En effet, même les courants les plus foutraquement new-age, ceux qui mêlent en correspondances hasardeuses toutes les mythologies du monde, qui entreprennent les reconstructions les plus artificielles, tous, confrontés à leur matière première qu’est la Tradition, sont forcés de faire avec des polarités mascu-féminines, luni-solaires, igno-aqueuses etc. et donc de distinguer un pôle masculin et un pôle féminin. La précision qu’ils font que chaque pôle peut être assumé par un individu indépendamment de ses génitoires, et que seule une personne sérieusement déséquilibrée n’en incarnerait qu’un et un entièrement, n’a rien de « progressiste », c’est la tradition même. (voire à ce sujet cet autre article).
Pour ces progressistes néo-sorciers, il s’agit donc de ne pas se conformer à des modèles dominants sans les comprendre, de ne pas se plier à des règles non-dites et bien souvent contre-nature (car héritées d’un XIXème siècle bourgeois et puritain bien plus que d’une tradition millénaire) mais d’observer la réalité des traditions, la féminité et la masculinité dans leurs multiples facettes, le sens caché (donc « occulte ») des travaux domestiques, de ce que la norme et le mépris des choses de l’intérieur, ou féminines, ont nommé « corvées ».
Tout se passe comme si cette néo-sorcellerie, si décriée à droite car progressiste, si décriée par les occultistes en titre car superficielle, délivrait la Tradition de sa gangue XIXémiste et bourgeoise, de la sclérose d’une répétition aussi rigide qu’ignorante. Comme si la grande déconstruction du néo-féminisme avait bien hurlé au monde qu’elle refusait de suivre sans comprendre, avait décortiqué la boue solidifiée autour du rameau d’or et pouvait désormais, une fois ce travail de rupture accompli, réinvestir les symboles non plus en subissant un arbitraire hérité mais en reconnaissant un sens caché et profondément estimable.
Optimisme béat, grognera-t-on à droite : « Regarde les ménades vagissantes à cheveux verts, incontinentes de graisse et de secrétions, réclamant des droits, des sex-toys et des chips. Crois-tu qu’elles se réapproprient le moindre microgramme de tradition et de sens du sacré ? »
Je répondrai, en godon dans le texte : kitchen-witchery.
Cette pratique m’a été présentée il y a quelques années par la mère d’un ami, sans son nom barbare mais dans sa nature : retrouver le sens profond de l’alchimie des fourneaux, qu’il s’agisse d’équilibre des saveurs ou, plus encore, d’intention confiée à la matière. Cette conscience de son acte, de la cuisinière qui dit une prière en pétrissant la pâte, de la formule adressée au feu de l’âtre (per astracum ad astra), cette façon d’habiter pleinement l’art de la transformation, dans ses odeurs, ses textures, ses saveurs, ses chants (celui de l’eau qui frémit, du feu qui crépite, de la carotte qui gémit sous la dent cruelle du vegan), ses couleurs, c’est ce qu’évoque Muriel Barbery dans La Vie des elfes (meilleur roman merveilleux, meilleur traité de magie de ces dernières années, on ne le saurait dire assez). C’était la contemplation quotidienne avant que la magie ne devienne corvée, méprisée, perte de temps, sceau infamant de l’esclavage genré.
Xenia Vetsera la nomme cuisine occulte, et cet adjectif, s’il pourrait être suspect de racolage mystique, trouve son sens dans l’aspect caché, intime de ce qu’il désigne, mais aussi, à mon sens, dans cette idée de redécouverte libre et consciente d’une tradition longtemps dissimulée sous les affreuses hardes de la coercition. Son ouvrage, Le Vivendier des sorcières, est surtout précieux pour ses considérations théoriques, pour la vision qu’il présente de ce pôle éminemment féminin (sans jamais le nommer ainsi), sa réhabilitation d’une éthique contemplative et «sacrée », du domaine d’Hestia.
Si certaines pages consacrées aux superstitions lunaires peuvent faire lever un sourcil, c’est l’esprit général, la vision du monde qui s’en dégage qui peut être inspirante pour chacun (car rappelons-le pour la millième fois, polarité féminine ne veut pas dire « strictement pour femmes »).
Tous comptes faits et toute haine crachée, la néo-sorcellerie ne semble pas tant un courant spirituel ésotérocculte qu’un mouvement artistique porteur d’une vision poétique du monde. Derrière la mode vestimentaire qui s’évanouira d’ici deux ou trois ans après avoir refait les finances de quelques capitalistes de la fringue et régulé malthusiennement la population du Bangladesh, demeure un rapport contemplatif au monde, un renouveau de l’hymne, un réinvestissement conscient et volontaire de la Tradition, un retour au sens et au symbole.
Plutôt que le rejeter d’un rictus méprisant aux relents de ginto’, entre le col du polo et la monture des Ray-Ban, comme le fait si bien le droitard persuadé de chevaucher Tigrou, on pourrait s’en inspirer, voire en propager les meilleurs aspects.
Après tant de mouvements d’élastique entre sclérose patriarcale, hystérie féministe, stérilité masculiniste, on pourrait saluer cette révolte poétique qui, reprenant les chaudrons malmenés, méprisés par les hommes, haïs par les femmes qui ne les avaient pas choisis et n’en comprenaient plus l’art, entend les enchanter de nouveau.
A tout cela j’ajouterai cette seule nuance aux propos de Xenia Vetsera dans Le Vivendier des sorcières : s’il est bon que chacun sache cuisiner, réparer ses chaussettes et recoudre un bouton, la « voie des fourneaux » n’est pas pour tous une façon de ré-enchanter son monde et donner du sens à quoi que ce soit. Si l’universalité des savoirs est l’horizon de tout honnête homme, nul Platon, nul Léonard , nul Pic n’aurait pu exceller dans ses œuvres en se chargeant aussi de l’entretien de sa maison et de la garniture de son assiette. L’indépendance est un mythe moderne : dans une société traditionnelle, on a recours à la fortune de sa famille pour écrire son œuvre, aux talents du médecin, de la sorcière ou du chamane pour guérir, à l’art du peintre ou du photographe pour assurer sa postérité et à l’alchimiste des fourneaux pour honorer les saveurs de dame Nature. Pour de nombreuses personnes la cuisine est pièce inconnue et superflue. On ne peut alors que déplorer la fin des pensions familiales et des restaurants bon marché grâce auxquels se nourrir sainement n’empiétait sur le temps de l’étude ou de la création. Acceptons de dépendre les uns des autres au quotidien, de ne pas avoir une heure à dépenser en cuisine et vaisselle si ça n’est pas sa voie propre, de remercier celle ou celui dont c’est l’art par le service du nôtre.
