Première des critiques de tarots, elle est consacrée à un de mes deux préférés, avec celui de Frieda Harris et Aleister Crowley sur lequel je reviendrai.
L’attachement est en bonne part subjectif : je l’ai découvert à Montréal que j’arpentais en 2013 avec mon amie, et alors hôtesse, Tisha et la jeune communauté steampunk, très précisément au Valet d’Coeur, sur le Plateau et nombre d’arcanes me font penser à des personnes que je connais. C’est peut-être un hasard, peut-être pas, puisque Barbara Moore indique dans son introduction qu’elle a fait partie de ses recherches sur la « mode steampunk » sur Google images où il ne serait pas très étonnant qu’elle soit tombée sur certains de mes camarades.
Contrairement à ce que tel aveu pourrait laisser penser, il ne s’agit pas ici de plaquer du marron et des rouages sur les représentations du Rider-Waite-Smith mais bien de donner à chaque arcane une légende, un ancrage, un scénario steampunk et des réflexions propres à ce courant esthétique et littéraire : le mécanisme, les flux, l’homme et ses constructions, les classes sociales, leurs mascarades, leurs aspirations, leurs conflits…
Oh, il ne s’agit pas d’un traité historique ou littéraire sur le long XIXème-et-belle-époque, mais de références bien assimilées et réemployées avec fantaisie. Le livret propose une vision, une histoire, une scène pour chaque carte, développe une atmosphère et propose une interprétation singulièrement sympathique et apaisante.
Évidemment pour illustrer mon propos je vous présente les lames parmi les moins « sympathiques et apaisantes » selon moi… mais je trouve qu’il y a un véritable effort de représentation, un certain art de conteur populaire qui, dans une langue simple et populaire, peut développer des images pour impressionner son auditoire et le conduire sur le flot agité des émotions.
Oui, nous n’avons pas à faire ici à un monument d’intellectualisme mais à ce qui m’est le plus sympathique dans l’activité des diseuses de bonne aventure : l’habileté à raconter de belles histoires pour donner de bons conseils.
Tout le monde sait que les voyantes et autres bidulomanciens sont avant tout de fines observatrices, des psychanalystes qui ont le mérite de ne pas faire traîner leur juteux commerce des mois durant, des tantes, des grands-mères de substitution qui donneront aux âmes (et surtout aux cœurs) en peine des conseils bienveillants fondés bien plus sur leur expérience, leurs observations, leurs déductions des centaines de confidences reçues que sur ce que sont censées « dire » les cartes. Une atmosphère accueillante, suffisamment cliché pour correspondre aux attentes, une voix chaleureuse et maternante, peut-être une sucrerie, et l’empathique lucidité d’une bonne femme tissée autour d’un peu de hasard, voilà toute la mantique. Et cela est bon (tant que la bienveillance et l’intelligence humaine sont là), et, pour ceux qui sont intéressés par cet aspect là du tarot, se retrouve dans le livre de Barbara Moore, ses bons conseils plein de bons sens, ses paroles réconfortantes comme un baume sur les doutes et angoisses des quérants (car qui se livrerait à ces activités « divinatoire » sans l’impulsion du doute et de l’angoisse que seul une petite dose de « magie » peut apaiser ?).
Que ceux qui sont, comme moi, davantage intéressés par l’esthétique de la chose me suivent à présent.
Il s’agit ici du travail d’Aly Fell, illustrateur spécialisé en fantasy tendance Victoria Frances pour adolescentes gogoth : le trait est net, agréable et sans génie, mais il collabore ici avec une conteuse efficace qui a su le guider vers de représentations originales qui changent des usuelles pin up et damoiselles gotho-pouetpouet. Pour ma part, j’y reconnais (à tort ou à raison) beaucoup de personnes de ma connaissance, mais on peut aussi y retrouver des atmosphères liées à des films, des tableaux de, ou inspirés par, la seconde moitié du XIXème.
Parfois le gothokitsch prend le dessus, ce qui n’est pas, à mes yeux, chose forcément négative à propose de tarot : le tarot est une pratique populaire, le kitsch fait partie de son essence. Il ne faut pas s’attendre à du Delacroix sur des cartes en papier de 10 sur 5 cm, au contraire ici l’originalité, le piquant, est indissociable du mauvais goût. Les cartes circulent dans des tripots, dans des caravanes, dans des mains poisseuses de saucisson, d’alcool ou de résines illégales : on peut trouver de très riches et très nobles lames de tarot dans les trésors de grandes familles, mais être battues sans ménagement dans des mains embagousées et empatchoulisées, et en porter les stigmates esthétiques, sont le charme de certains jeux. Ce n’est que rarement le cas ici (je pense surtout à l’Étoile, redoutablement craignos et que j’aime par conséquent beaucoup) mais ça le sera d’autres jeux que je vous présenterai.
Voici enfin un petit comparatif avec les deux références que sont le tarot de Marseille et le RWS : ont peut voir que l’inspiration vient surtout du RWS mais qu’il est toujours ré-inventé pour conter une nouvelle, ou une scène de roman steampunk. La reine de deniers devient une flapper fitzgeraldienne ou Horreur-à-Arkham-esque, le Mat un jeune ramoneur accompagné de son fidèle Milou immaculé, le Cinq de Coupe est une scène sordide de Zola, le Cinq de Bâton semble sorti de Gangs of New York de Scorcese ou de Great Expectations de Dickens, sur le Quatre d’Epées « quoth the Raven : Nevermore ! »