La gnose poétique d’Ernst Jünger.

Aborder Jünger avec un parti pris idéologique, quel qu’il soit, revient souvent à le réduire à ses écrits sur la guerre et restreindre ceux-là à une morale aristocratique, volontariste et vitaliste qui, pour exemplaire qu’elle soit, n’est qu’une facette du cristal que Luc-Olivier d’Algange nous invite à découvrir dans Le Déchiffrement du Monde.

Cet essai paru à l’automne 2017 dans la collection Théôria de l’Harmattan a pour sous-titre « La gnose poétique d’Ernst Jünger » est c’est là sa première approche de l’œuvre jüngerienne : la poésie même, l’acte étymologiquement créateur, est non pas « un » instrument de connaissance du monde mais la voie privilégiée pour approcher le mystère du Sens. Dans ce mouvement, il s’agit moins de com-prendre son objet d’étude et de réflexion (le monde) en tentant de le cerner par une pensée surplombante, calculante, mais de se savoir compris dans la toile de ses correspondances, le « temple aux vivants piliers » baudelairien dont le sens apparaît graduellement dans un dialogue entre le divin et la matière divinisée, entre la surface et l’architecture, entre le poète méditant et l’âme du monde. L’auteur choisit de prendre au sérieux « ce dont parle Jünger », ce « sur quoi » il écrit, à rebours de la critique formaliste qui ne sait s’intéresser qu’au doigt quand celui-ci montre l’étoile : il ne saurait y avoir ni posture ironiste, ni scission artificielle entre l’objet et son discours, pas plus qu’entre le tout et la partie, aussi infime soit-elle, puisque « la rechercher du sens d’un phénomène engage à la compréhension de l’ensemble ». L.O. d’Algange voit l’origine du nihilisme moderne dans la séparation de la poésie et de la métaphysique et Jünger lui-même, en platonicien, faisait du Beau le scintillement propre au Bien et de l’esthétique la forme structurée par l’éthique à travers la métaphore du cristal « capable aussi bien d’intérioriser sa surface que de tourner sa profondeur vers l’extérieur ». L’approche herméneutique considère la poésie, l’action, les sciences, les ivresses et les songes comme autant de moyens de connaissance (gnosis) d’un cosmos que ni l’analyse, découpage stérilisant et souvent cuistre de l’homme-spécialisé, ni l’anecdote, vulgaire satisfaction de la surface seule, ne peuvent appréhender : seul le regard synthétique qui peut tenir ensemble le fugace et l’éternel, la partie et le tout, peut parvenir à cet « accord profond » qu’est la connaissance.

Cette coincidentia oppositorum, fille des traditions alchimiques et ésotériques, c’est à dire de la Tradition initiatique, ne sera pas reçue par tous les lecteurs et beaucoup pourront être désarçonnés par la métaphysique poétique de l’auteur, ses contemplations bachelardiennes, ses références orientales au soufisme, au kabbalisme lourianique ou au védisme. C’est que précisément, à la suite des auteurs dont il étudie les liens : Hölderlin, Novalis, Jünger et même Evola, L.O. d’Algange s’adresse à un lecteur-frère, qui « reconnaîtra » les symboles qui émaillent son essai. De Grains de Pollen de Novalis, il cite : « Comment un homme comprendrait-il une chose dont il ne porterait pas le germe en lui ? » et c’est selon cette relation de fraternité d’âme qu’il appréhende les dialogues entre Hölderlin, Novalis et Jünger à travers les siècles et, plus généralement, la question de la réception de l’œuvre poétique par le lecteur à laquelle elle est toujours déjà destinée, « Toute grande œuvre de poésie, dit-il, doit être lue et interprétée comme un texte sacré afin que la flamme qui l’anime soit transmise de vivant à vivant ». Cette transmission, cet enthousiasme enthousiasmant, est tout l’enjeu de l’auteur, et toute sa réussite quand soudain, au détour d’une page, le lecteur cheminant se rend compte du flambeau passé en sa main propre et, exhaussé de l’individu à la Figure, selon les termes de Jünger, se trouve face au monde comme le voyageur du tableau de Caspar David Friedrich..

Cependant, ayant définit l’action comme un des modes de connaissance et d’approche du mystère, Ernst Jünger développe, par son exemple et celui de ses personnages, un mode particulier d’être au monde issu de son dialogue avec Heidegger et que l’auteur définit comme un « assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et [un] non moindre consentement à l’imprévisible ». Jünger oppose en effet le monde de la technique et du nombre à celui du poème et du symbole comme les deux faces d’une pièce montrent tour à tout Nombre et Figure. Quand la technique s’impose comme seul mode de dévoilement de l’Être, il s’agit de se rendre disponible non à ce qui nous requiert et nous programme mais à la merveille qui se donne en dehors des mesures et des comptes. Il s’agit encore, face au  nihilisme actif  qu’est la fuite en avant et la dissolution cyber-progressiste et au nihilisme passif qu’est le conservatisme qui tente en vain d’assainir l’in-sane pour revenir à un passé aboli, de se tenir sur le « Méridien Zéro » comme sur le fil du rasoir dans un nihilisme accompli qui est dépassement dialectique des deux nihilismes et tension vers l’in-demme. Ainsi, conclut Luc-Olivier d’Algange : « Lorsque le Règne de la Quantité se subdivise en idéologies prétendument adverses, c’est à la seule Qualité qu’il convient de rendre hommage, dussions-nous, par cette décision, dérouter nos amis ».

* Cet hiver, Rémi Soulié a consacré -> un très bel article <- à ce même ouvrage sur Le Figaro.

9782343133461r

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