Yule et Noël s’en viennent, et se pose avec plus encore d’acuité la question qui hante l’ordinaire de nombreux esprits: quelles lectures proposer à nos cadets ?
Soucieux de nos rôles d’aînés (que ce soit de quelques années seulement ou plusieurs décennies) nous voudrions les élever autant que les enthousiasmer, leur ouvrir toutes grandes les portes de l’imaginaire autant qu’initier chez eux quelques réflexions, leur proposer, enfin, des exemples de vertu ou de style, de grandeur ou d’excellence littéraire et naviguons dangereusement entre les écueils du didactisme lourd, du divertissement vain, de l’excitation malsaine (délice non négligeable, mais qu’il ne nous revient pas d’initier si l’on veut rester en bons termes avec des parents qui confondent encore art et bonne mœurs, fantasme et pratique) et de la niaiserie bien-pensante.
Depuis quelques décennies une littérature à destination des adolescents tente de faire le pont entre la Bibliothèque Verte et la « bibliothèque grise » Folio SF et d’éviter aux aînés de se faire taper sur les doigts quand les tomes par eux offerts suscitent des cauchemars non-euclidiens, cyclopéens, blasphématoires et profondément indicibles à leurs petits cousins.
Réjouissez-vous donc, pour cette année la réponse à notre récurrente question s’impose avec aisance et puissance: Nouvelle Sparte, d’Erik L’Homme, chez Gallimard Jeunesse.
Notez que j’aurais aussi bien pu vous dire « n’importe quel ouvrage d’Erik L’Homme (avec une insistance toute particulière sur Le Regard des princes à minuit qui devrait être passage obligé de toute éducation) mais il y a de grandes chances pour que vous les connaissiez déjà tandis que le nouveau… l’est, et nécessite donc chronique.
L’anticipation (l’intrigue se situe dans un futur lointain d’au moins 200 ans) permet uchronie, dystopie et création linguistique. Les jeunes héros sont baïkaliens et citoyens de Nouvelle Sparte, un État construit autour du lac Baïkal des cendres de la vieille Europe dont il est le phénix: dans cette cité s’incarnent la démocratie philosophe, l’égalité différentielle (et donc réelle), l’aristocratie vraie (des êtres et non des lignées) d’après les modèles idéaux de l’esprit athénien et de la vigueur spartiate. Face à ce programme fait d’exigence personnelle, de service de la communauté et de fraternité se déploie la décadence de l’Occidie, dystopie cyberpunk entièrement livrée au matérialisme capitaliste et à la lutte de chacun pour son gain propre et sa jouissance individuelle, dont les habitants ne sont cependant pas déshumanisés. Bien au contraire c’est leur détresse, leurs ressources et la résilience de leur bonté qu’éclairent les néons agressifs sous la constante grisaille.
Le point de vue et le langage adoptés sont celui de Valère, jeune baïkalien d’ascendance maternelle occidienne, et ses néologismes, d’abord déroutants, sont l’écho de l’évolution d’une langue néo-spartiate, davantage guidée par la puissance des idéaux que par la tradition littéraire.
Toute chose y rencontre son opposé sans qu’aucune ne s’impose comme unique vérité, comme seul modèle: l’action s’allie à la réflexion, le féminin (l’héroïne, Alexia, est particulièrement enthousiasmante) au masculin, le sportif au sensuel, le pur à l’impur… C’est d’ailleurs une des réflexions conduites par Valère au contact des enseignements du philosophe Goas qui ponctuent le récit.
Porté par le souffle de l’aventure et l’efficacité de l’écriture, le jeune lecteur (à partir de 14-15 ans, et idéalement avant la terminale) y verra comment ses semblables triomphent des épreuves à force de volonté, de dépassement de soi, de sens du devoir, mais aussi de confiance justement accordée, de sage mesure, de sérénité face à l’échec, et comment, bien plus qu’ils ne le disent et l’exposent, ils vivent avec la nature comme socle, l’excellence comme but et la beauté comme horizon.
Extraits:
« Tess s’adossa contre le mur, croisa les bras et toisa son fils. « Bien sûr que c’est dangereux. Et bien sûr que tu en es capable ! » Valère ne s’attendait pas à ça. Il dit: « Alors pour toi, je devrais y aller ? Accepter cette mission ? Prendre le risque d’Occidie et de mourir peut-être si on m’attrape en train de faire l’espion ? » La blancheur du visage de Tess se changea en brusque rougeur tandis que ses yeux bleus brûlaient d’étincelances. « Saise-tu ce qu’avaient coutume de dire à leur fils partant à la guerre les femmes de l’ancienne Sparte ? » Valère fait non de la tête. « Ce bouclier, ton père a su le conserver pour toi, alors soit tu reviens avec, soit tu reviens dessus ! » Je n’ai pas de bouclier à t’offrir Valère, mais l’honneur de notre maison. Et s’il y a une chose plus importante que ta vie,mon fils, c’est la survie de cette chose extraordinaire qu’est la Fédération. »
p.112-113
« Il suit de bonne grâce la jeune fille qui gravissait la pente. Il halète bientôt, l’effort, le frais de l’air, sa volonté de ne pas la laisser le distancer, elle qui progressait avec la vélocité d’un bouquetin yanghir aux cornes graciles. « Elle est si belle, songe-t-il. J’en oublie mon je-suis, dévoré d’amour-silence… » Il entend cogner dans sa poitrine _ alors qu’Alexia, qu’il fréquente depuis l’enfance sur les bancs de l’agogé, grimpait et grimpait encore _, cogner la certitude violente de l’aimer depuis toujours. « Eh ! Alexia! Tu nous emmènes où ? » Elle rit, dévoilant des dans blanches qui soulignaient ses yeux pâles et ses cheveux couleur d’orge sur un visage tanné par le soleil glacé. « Là où on ne peut plus monter! »
p.14-15