[En dédicace à Maxence pour l’invitation, mais aussi Domitilla, Floriane, Julien et Yves (dans l’ordre alphabétique)]
Vous avez jusqu’au 2 janvier pour vous rendre au Théâtre du Nord Ouest découvrir la Bérénice de Brasillach (annoncée par son sous-titre La Reine de Césarée pour éviter toute confusion avec celle de Racine) mise en scène par Bernard Lefebvre.
Si vous savez apprécier la beauté dans la simplicité, s’il y a trop longtemps que vous n’avez été saisi par l’illusion dramatique grâce au charisme d’acteurs qui n’ont besoin que de leur verbe pour déployer à la fois l’universel tragique et la singularité de leurs personnages, si enfin vos n’imaginiez pas que Brasillach eût pu magnifier une reine juive dans une langue des plus émouvantes, hâtez-vous de réserver vos places, je m’en vais vous dire pourquoi.
Le texte tout d’abord : une langue moderne et simple mais puissamment poétique qui passe de la légèreté ironique au déchirement amoureux, qui dit avec pudeur et dignité les tourments comme la sagesse de l’âge. Une tragédie toute entière bâtie sur l’iceberg de l’intertexte, celui de Titus et Bérénice, des amants tragiques, du dernier moment de grâce, qui revient par citations, allusions. Les personnages sont conscients de leur statut de caractères tragiques et de tous leurs avatars passés ou futurs en littérature, ils citent le Cantique des Cantiques, évoquent le rossignol de Roméo et Juliette, etc… Mais aussi une confrontation entre la jeunesse fiévreuse, intransigeante et l’âge mûr, qui n’est pas sans rappeler celle d’Antigone et de Créon deux ans plus tard chez Anouilh. C’est Paulin, le jeune romain (100% garanti #mythopéchu) qui incarne cette exigence de dépassement de l’humanité par la fonction, qui presse Titus de renvoyer Bérénice et, bien plus efficacement, Bérénice de s’en aller. Paulin qui se fait sans cesse railler, par son amoureuse Phénice, par l’empereur, par la reine, et donc par Brasillach, pour sa cruelle naïveté de « milicien militant » inhumain. Des piques, toujours d’actualité, contre une jeunesse amoureuse de la mort et du malheur, héritière du futurisme et de toutes les radicalités pourvu qu’elles soient pour la violence et contre le bonheur. A l’inverse de chez Anouilh, si la confrontation est bien celle de l’idéal et du bonheur, c’est la jeunesse ici qui se fait la voix de l’ordre, de la raison d’État et de l’incarnation virile du pouvoir.
Il y a là la grandeur sans les pompes classiques, ou plutôt, dite avec la simplicité de la prose, la noblesse. Il y a la passion mais sans l’incontinence d’une Phèdre, une passion toute pleine de tendre retenue, un amour-dévotion, total, inconditionnel, prêt à sacrifier le réel à l’idéal.
On pourra cependant reprocher à la dernière scène de reprendre trop de choses qui ont été déjà parfaitement exprimées dans des scènes plus intimes pour que l’émotion demeure. Mais heureusement, les tout derniers mots, appartenant aux seuls Titus et Bérénice dans une lumière crépusculaire, font rejaillir tout ce que la grande scène précédente avait quelque peu dilué.
La mise en scène, quant à elle, ravira les amateurs de théâtre traditionnel : petite troupe familiale (que l’on pourrait imaginer itinérante, comme celle du Capitaine Fracasse), le metteur en scène, Bernard Lefebvre, interprète Titus, tandis que son épouse, Hélène Robin, interprète Bérénice et a conçu costumes et éclairages.
Ça n’est pas ici que vous aurez les indéboulonnables hommes nus et uniformes SS qui semblent des passages obligés de la mise en scène contemporaine : on n’est pas dans le « théâtre de recherche » comme le parodie Alex Lutz. On évite aussi les ors, les décors-meringues et les costumes historiques du gentil divertissement bourgeois. La scène (qui n’est qu’un espace rectangulaire sans élévation entre trois rangées de banquettes) est entièrement nue et noire, seules les lumières créent des atmosphères si différentes que ce « lieu de rencontre des tragédie », cet éternelle antichambre de palais où tout le monde se croise et qui assure l’unité de lieu, semble rompre la règle et se démultiplier : on pense être dans la chambre de Bérénice, dont on voit très bien les coussins, les tentures, dont on sent les effluves d’encens, ou parmi les marbres froids des quartiers impériaux.
Les costumes ont la sobriété d’un tout petit budget… et la grâce d’une seconde peau: ce ne sont même plus des costumes tellement ils correspondent aux rôles, tellement ils vont à ceux qui les portent, tellement ils sont portés avec aisance. Titus porte robe blanche et toge pourpre: deux draps et la contenance d’un empereur. Bérénice porte d’abord un costume orientalisant mais sans mauvais goût, et, quand elle s’assied-accroupit avec grâce et légèreté, sa longue chevelure noire dénouée, ont voit l’archétype du féminin oriental. Paulin n’est pas vraiment sanglé de près dans son costume de centurion, mais son physique correspond trop parfaitement au rôle (et superbement mis en lumière), sa cuirasse est trop intérieure, pour que l’on regarde à deux fois les ceintures un peu lâches. Je ne peux m’empêcher, au risque de vous gâcher la surprise, de mentionner le dernier costume de Bérénice : un simple manteau / drapé (un drap plié avec des ouvertures pour les bras, en somme) mais dont le tombé, la forme et surtout les motifs semblent tout droits sortis d’une pièce symboliste de la sécession viennoise.
Bref, je fus saisie. Saisie par la force d’incarnation des comédiens, par la justesse générale (du jeu – sauf quelques répliques de Paulin qu’il me semble je n’aurais pas interprétées de cette façon – de l’éclairage et des costumes), et par ce rappel que seul l’art fait advenir le sens. Ce sentiment qui nous est si familier, cette déchirure intime, il faut qu’un Brasillach, qu’un Proust, qu’un Trakl ou qu’un Ravel le dise pour nous le rendre presqu’intelligible, pour nous rendre ce qui est nôtre et que nous ne connaissions pas.
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Et pour vous familiariser avec l’œuvre, son contexte, sa mise en scène, voici un très bel entretien d’Yves Delafoy avec Hélène Robin et Bernard Lefebvre sur Radio Notre-Dame. Notez la dernière intervention du metteur en scène sur le terme de « race », crucial et dont toute l’époque contemporaine veut réduire le sens à une valeur génétique. Race, au sens classique, signifie « peuple », et même « sorte » de gens, seul le XIXème et ses héritiers ont voulu lui ajouter une valeur pseudo-scientifique.