Article du 20 juillet 2016, posté sur mon ancien blog.
Style et coquilles en partie corrigés pour cette re-publication.
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Il y a quelques mois, Le Figaro (en ligne, c’est là que les journaux qui furent à peu près sérieux il y a quelques décennies assument le mieux leur devenir putassier) nous invitait à explorer la sodomie de monsieur par la madame au sein des couples hétéro. Cet été Le Monde (toujours en ligne) nous propose une exploration du polyamour à travers divers « témoignages » (amplement romancés et réécrits, ce que je tiens d’une personne ayant participé à la chose).
C’est la niche sexuelle qui apparaît le plus clairement, parce qu’elle étale le plus crûment ce qui n’a rien à faire sur la place publique, définition même de l’obscénité.
Mais elle ne fait que révéler la tendance lourde et passablement inquiétante qu’est la multiplication des niches, chapelles, et autres « clubs ». Ou plutôt, car ces diverses pratiques et divisions ont toujours existé, leur médiatisation à fins commerciales qui entraîne une reconfiguration des consciences et des visions du monde à fins mercantiles.
Il s’agirait de proposer, pire, d’imposer par le matraquage médiatique, un nouveau modèle civilisationnel où, pour qu’il ait toute légitimité à consommer sans fin, l’ego serait la mesure de toute chose, servi par tous, gonflé par tout.
Cette ultra spécialisation se fait le plus souvent sur le mode du témoignage, forme égotiste par excellence qui laisse toute place à la subjectivité. Comme si seule la parole immédiate était authentique, comme si parler de soi et de ses affects était le dernier discours légitime.
Nous vivons une démission intellectuelle qui refuse de plus en plus la synthèse et les systèmes, qui passe tout au crible idéologique et tend à voir le regroupement en structures comme un terrible carcan imposé de l’extérieur aux phénomènes. Comme si l’esprit rationnel devait à son tour s’excuser d’être, se flageller, et se prosterner devant la seule valeur authentique de la subjectivité sentimentale. De là à dire que l’idéalisme, la considération de structures et de modèles conceptuels, est un fascisme de la pensée (et donc criminel, et doubleplusinbon), il y a peu.
Seul le phénomène à droit de SE dire. Pas de sociologie (qui déjà disait peu), mais des recueils de témoignages rejetant le filtre universitaire, ce validisme honteux au bord du classisme…
On retrouve cette spécialisation, toujours sur le plan sexuel, dans l’utilisation des acronymes spécifiques jusqu’à l’absurde (LGBTIAQ MOGAI… plutôt que « queer »), et dans la création d’étiquettes comme on pouvait faire des « clubs » en cour de récré d’école primaire.
On la retrouve encore dans les kiosques : journal de la pêche à la mouche, gazette des mariées noires, revue des tatouages tribaux mais uniquement à l’encre blanche, magazine des MMORPG, hebdo des peintres de figurines ; à la télévision et sur Youtube où la chose connaît son développement le plus représentatif, avec des milliers de chaînes ultra subjectives sur un même sujet, à une infime variation près.
C’est ce même esprit qui a présidé au marketing genré, matraqué à partir des années 1980. Un seul but : le profit (même quand le contenu semble gratuit, on sait bien que rien ne l’est, et que le profit se fait au nombre de clics). On vend des pubs, des séries, des drapeaux (sachez que les plus infimes orientations sexuelles ont leur joli petit étendard pastel).
On vend d’autant mieux qu’on décline le produit et qu’on vend l’illusion à chacun de s’y identifier au plus proche, selon l’idée débilitante qu’on ne saurait adopter que des modèles qui nous ressemblent en taille, en poids, en genre, en âge, en capacités, en orientation sexuelle. Fini le temps où une petite gamine brune, halée, roturière et rebelle pouvait sans aucun problème s’identifier à Henri de la Rochejaquelein.
On vend des miroirs grossissants à chacune de nos failles narcissiques dûment entretenues.
Le discours victimaire n’est pas innocent dans cette mécanique. Bien sûr, beaucoup de ces discours sont sincères et nécessaires, mais plus on est persuadé d’être malheureux et exploité, plus on se replie sur ce qui nous est présenté comme notre identité, plus on consomme ce qu’on nous dit lui correspondre (pour exemple, la récupération des slogans et imagerie féministes par l’industrie de t-shirts, des sacs en toile, et de tout possible support d’illustration sérigraphiée).
L’esprit de synthèse, le regard surplombant est au mieux suspect. L’analyse la plus dissolvante règne.
Le seul universalisme acceptable est celui du relativisme : tout se vaut car tout se vend.
Au centre de tout cela, la boursouflure toujours gavée de l’ego, et surtout de l’ego sentimental, de l’ego le plus subjectif, le plus idiot (au sens étymologique).
Lors des grandes manifestations affectives vagissantes en ligne on préfère la formule « ego = cas particulier » (Je suis Charlie / Orlando / Paris / Danois / Bruxelles / Partout _non je déconne) à la simplicité universelle de Térence « Homo sum, humani nihil a me alienum puto ». On ne peut compatir que si, pour quelques jours jusqu’à ce que la hype passe, on greffe une cause à l’obésité morbide de notre ego.
Ce système, ce culte de l’immanence matérialiste, fait de nous des ego-larves obèses et idiotes, chacune dans le cocon tiède de son safe space, surgavées de programmes à la carte.
Jusqu’à ce que quelques cocons soient massacrés par le hurlement nihiliste des adorateurs d’une transcendance absurde qui nie la personne.
Alors on s’agrège virtuellement ces cocons crevés, on pleure sur soi, et on le poste sur les réseaux.
(les gentils créateurs de drapeaux ont visiblement oublié « nécromantique »)
Il est très intéressant de relire un article et de voir à quel point les lectures qu’on en fait à différents moments de sa vie sont marquées par nos réflexions du moment (je suis en ce moment en train de relire les Schtroumpfs et j’en fait une lecture toute différente mais fort passionnante de celle de mon enfance, mais j’y reviendrai).
D’un point de vue civilisationnel ne pourrait-on pas relier ceci au triomphe de l’américanisme? Les Etats-Unis s’étant construits sur le modèle des luttes individuelles et sur le libéralisme économique?
Pour revenir sur les Schtroumpfs, je remarque d’ailleurs que dans les premiers albums, tous les Schtroumpfs se ressemblent (à part le Grand Schtroumpf et le Schtroumpf à lunettes) et au fil du temps, deviennent chacun particuliers: costaud, coquet, paresseux, grognon, etc… D’ailleurs cette différenciation se fait d’abord uniquement sur le caractère PUIS sur le physique (le Schtroumpf costaud ressemble d’abord à tous les Schtroumpfs, puis il a un tatouage).
(Désolé pour la digression, au début je voulais simplement parler de l’américanisme mais mon esprit a vagabondé).
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[…] Aussi pour évoquer l’enfance est-il désormais préférable en lieu d’un couple de gamins vaguement châtain-européen de faire figurer du blond, du brun, du noir, du roux, du raide, du frisé, du bouclé, du crépu, du maigre, du gras, du grand, du petit, de l’Européen, de l’Asiatique, de l’Africain, du valide, du handicapé, du binoclard, du non-binoclard, des garçons, des filles, des garçons en jupe, des filles au crâne rasé… bref, une horde de chiards là ou deux ou trois suffisaient, pour être bien sûr que tout le monde ait son icône attitrée. Même phénomène dans le monde queer dont certains préfèrent faire une somme de ses composantes à coups d’initiales absconses (LGBTQIAP…) plutôt qu’une étrangeté bigarrée et torve à la norme «droite». Au symbole, on préfère la photographie. À la synthèse, l’analyse. A l’idée, l’infini variation du phénomène. Mouvement que j’ai commencé d’esquisser dans ce précédent article. […]
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