Chantons pour outrepasser le temps.

Article écrit en juillet 2012, posté sur mon ancien blog.
Style et coquilles en partie corrigés pour cette re-publication.
Le titre fait référence à une chanson présente sur mes carnets de chant de petite fille mais dont je n’ai jamais connu l’air : « Chantons pour passer le temps ».

* * *

Quelle poignante beauté que, sous le ciel étoilé d’une nuit d’été, entendre autour d’un feu des jeunes gens chanter le Kyrie des Gueux en polyphonie.
Quel joyeux partage que la ponctuation du De Profundis Morpionibus d’énergiques (malgré l’heure avancée de la nuit) « ZOB ! ».
C’est ce qui m’a poussée à exercer à la fois ma voix et ma mémoire en apprenant par cœur certaines ballades dont il m’arrivait de fredonner l’air mais dont je n’avais jamais retenu plus de deux vers de suite, et à faire cette amère constatation : le citadin moyen occidental et surtout français ne chante pas. L’homme post-moderne ne chante plus.

C’est, bien sûr, une simple constatation résolument parisiano-centrée. Mais tout de même, à part les scouts et les militaires, nous sommes bien peu à connaître ne serait-ce que trois chansons entières, sans oublier un couplet. Ce qui conduit à des situations navrantes lors de veillées où, le répertoire le plus élémentaire du rôliste qui se respecte étant épuisé, les quatre paillardes de base et trois bretonnisantes passées, on se retrouve piteux avec quelques refrains troués et quelques bribes de couplets: « attends, j’en ai une… ça fait euh… Dans le port de Saigon, est une jonque chinoise, lalalala et sournoise, lalalalala le nom, et après euh… ça parle de nuit propice, non, complice, rhaaaa ! bon, passe moi l’hypocras ! ».

Ceci posé, est-ce un problème majeur? Sans doute que non. Je ne sais pas si la question  a été abordée sérieusement et si on a pu trouver une quelconque corrélation entre la connaissance et la pratique de divers chants et un plus ou moins bon entretien de la mémoire, une plus ou moins bonne capacité de concentration, un quelconque sens musical ou poétique, une weltanschauung différente ou quelque bestiole de cet acabit, mais moi, je trouve ça moche, ça me chiffonne un peu. Un peu seulement, ça ne me met pas dans des états de rage avancée comme la notation de pays souverains et pluriséculaires  par des agences financières, par exemple. Mais ça me chiffonne tout de même.
Parce que l’humain a la chance d’avoir un gosier évolué, capable de moduler une immense variété de sons, de leur faire transmettre des émotions, des idées, des couleurs, des visions, de transformer les 4 autres sens en vibration musicale (ok, pour l’odorat, je m’avance un peu, mais c’est sans doute parce que je suis une piètre chanteuse) et que ça serait un peu ballot de réduire ça à un organe d’information (cf Hölderlin, cf Mallarmé, et tout un tas de gens qui disent ça mieux que moi).
Parce que c’est à la portée de chacun, à tout moment, en tout lieu, que c’est totalement gratuit, dans tous les sens du terme. On n’a pas besoin d’un prétexte particulier pour chanter et c’est d’ailleurs peut être ça, le problème, dans une société ploutodoule : chanter, pour soi, pour des amis, pour l’être aimé, pour des parents, pour des ennemis, pour une divinité, chanter « hors des cadres définis par les droits d’auteur » ne rapporte aucun profit, n’est pas imposable, n’a pas de valeur boursière. Par sa liberté, sa gratuité, je me demande si la chanson spontanée n’a pas quelque chose de blasphématoire pour nos systèmes en place, mais je vais peut être trop loin sur cette voie et l’on va m’affubler de la casquette de l’anti-capitaliste de service. Enfin il me semble logique, vues les valeurs en cours, que ça ne soit guère une activité prônée et mise à l’honneur.
Parce qu’enfin, dans un monde qui pousse la spécialisation à l’extrême, où l’Honnête Homme semble bien baroque,  ce serait tout de même un comble que de déléguer aussi notre voix aux « spécialistes » que sont les chanteurs.
La technologie est _ pour l’instant car elle n’est jamais que ce que nous en faisons_ au service de cette division à outrance des activités humaines (on ne peut même plus parler de travail). D’une part parce que les  morceaux « pop » viennent pour 70% d’ordinateurs, d’autre part à cause de l’omniprésence des diffuseurs sonores (baladeurs, ordinateurs, chaines, téléphones portables etc…) qui efface le désire de faire résonner sa voix : si l’original est disponible en deux mouvements de doigt, pourquoi fatiguer ses cordes vocales ?

Mais ne nous laissons pas déposséder de notre propre corps, de notre art le plus naturel, le plus immédiat, par des industries et une technologie mal utilisée, et rendons aux artistes que nous aimons l’hommage de reprendre leurs créations de notre propre voix.

troubadour

 

Un commentaire

  1. A reblogué ceci sur Un Tiers Cheminet a ajouté:
    « A part les scouts et les militaires, nous sommes bien peu à connaître ne serait-ce que trois chansons entières, sans oublier un couplet.

    Quelle poignante beauté que, sous le ciel étoilé d’une nuit d’été, entendre autour d’un feu des jeunes gens chanter le Kyrie des Gueux en polyphonie.

    C’est ce qui m’a poussée à exercer à la fois ma voix et ma mémoire en apprenant par cœur certaines ballades dont il m’arrivait de fredonner l’air mais dont je n’avais jamais retenu plus de deux vers de suite, et à faire cette amère constatation : le citadin moyen occidental et surtout français ne chante pas. L’homme post-moderne ne chante plus. »

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