Les films sur le monde rural tombent souvent dans un excès de réalisme social qui entrave toute ambition réellement artistique et sacrifient l’idée au profit de l’anecdote. Dans La morsure des dieux, Cheyenne Carron évite cet écueil avec une élégante grâce.
Un jeune paysan fier et entreprenant tente de sauver l’héritage de ses ancêtres alors que l’argent ronge tout autour de lui, que la génération du baby boom déserte et que l’amour semble impossible. Dès la lecture du synopsis, on voit Charybde : le film à l’esthétique documentaire (c’est à dire souvent aucune esthétique du tout), aussi idéologisant que laid, le sempiternel tire-larmes social dont l’argument évite de faire le moindre effort visuel, et Scylla : les cables scénaristiques, l’amour qui va surgir comme par hasard, être confronté à des difficultés, tenir bon, et finalement triompher de même que l’entreprise des producteurs locaux (bonus si c’est grâce à une idée apportée par ledit amour). Cheyenne Carron, en habile navigatrice, ne tombe dans aucun de ces pièges et nous offre une œuvre d’une beauté proprement divine : habitée, idéale, archétypale.
On ne met pas en scène que des acteurs, mais aussi des paysages. Eux aussi ont besoin d’être observés, éclairés, découverts avec amour et persévérance pour livrer leur essence. C’est le cas ici, où chaque plan est un tableau sans que la contemplation n’ennuie une seule seconde : il y a davantage de description que de narration, et pourtant aucune longueur.
Après avoir été éblouie par la douceur et la puissance conjuguées de ces images, la petite fille, cousine et petite-nièce d’agriculteurs en moi a eu un moment pour rouscailler, ou roumèguer comme on dit chez nous. Peut-être que les Basques ont un goût pour la décoration intérieure quasi scandinave (le bon goût épuré impeccable de la chambre du héro) et une propreté helvétique, et que nous, les Aveyronnais, sommes de gros craspous, mais je n’ai jamais vu une ferme aussi impeccable, sans vieille ferraille qui traîne ni toile d’araignée, sans reliquat de jouets de gosses oubliés dans un coin depuis des décennies, un salon sans une surface qui pègue, sans des tas de gadgets dont la poussière pose un voile pudique sur le mauvais goût criard, sans une casquette Ricard et un sac « Rallye du Sud Ploukistan » accroché à une patère. Ont-ils bien de la chance, ces Basque, d’avoir des églises aussi bien entretenues, et des curés jeunes, et en soutane de surcroît ! Alors que presque partout ailleurs il ne reste plus qu’un vieux curé que se partagent quatre paroisses croulantes. Bref, il y a là un côté « campagne française vue du Petit Trianon » que renforcent les couleurs froides, à très légères teintes mauves, de beaucoup de paysages.
Mais précisément, le but n’est pas ici de faire un reportage, mais de rendre hommage à un esprit, à un idéal. Non, Roland et Olivier, ou Lancelot et Gauvain, ne représentent pas plus la réalité de la chevalerie que Sébastien, avec sa musculature sèche, son hygiène impeccable, son ordre méticuleux, son goût digne d’un magazine de design et ses considérations europaïennes ne représente l’agriculteur type. Mais ils sont des modèles, et ce sont les modèles qui inspirent, qui tirent les hommes vers le haut et les font tenir droits dans la tempête. Ce qui compte, c’est moins la médiocrité du quotidien que la hauteur des aspirations, et Sébastien est une aspiration.
Oui, le bon sens demandera, à la fin « et qui va s’occuper des chèvres, bonne Mère ? », et s’étonnera, au début, de la confiance, naïve et presque dangereuse de Juliette. Mais que le « bon sens » se taise face à la noblesse des figures archétypales. Car ce sont deux figures de sainteté que nous avons là, deux personnes qui incarnent au mieux les idéaux de leur religion : le parfait païen, enraciné, courageux, fier, honorable, droit, fort et la parfaite chrétienne, aimante, généreuse, gaie, humble, serviable. On pourrait y voir des clichés de genre, ce ne sont en réalité que des modèles de vertus païennes ou chrétiennes. Et l’on appréciera au passage l’inversion du cliché qui oppose paganisme/sauvagerie/femme/irrationnel et christianisme/civilisation/homme/rationalité.
Ce que l’on pourra reprocher à cette si belle mise en scène d’un face à face pagano-chrétien qui n’est pas une confrontation (même s’il commence par l’être) c’est précisément le discours sur le paganisme et celui sur le christianisme.
Les figures chrétiennes souffrent d’un cruel manque d’arguments, assénés sans trop y croire, alors que l’apologétique chrétienne est d’une immense richesse. « On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme« , mettre un petit coup de logos spermatikos en passant, par exemple, mais on se contente de phrases toutes faites sur l’amour et l’universalisme qui n’essaient même pas de se défendre, de s’étayer historiquement et rationnellement. En face pourtant, le discours païen se déploie sans peur des concepts, sans sous-estimer les capacités intellectuelles du spectateur. On peut se demander pourquoi le christianisme est si peu argumenté, et ne repose en fait que sur la séduction de la jeune fille (très convaincante du reste) et l’autorité du curé (pas convaincant pour un sou, aussi étranger à son texte qu’un Quaker au kama sutra). Comme si la réalisatrice, chrétienne, avait fait preuve d’une si grande courtoisie, d’une si généreuse hospitalité, qu’elle avait laissé toute la place à son invité païen.
Quant au paganisme, il s’agit hélas bien trop d’un paganisme « réinventé » et non transmis, issu davantage de la Nouvelle Droite européenne, des ouvrages de Vial et Mabire, que de la véritable traditions des terroirs. Tous les codes y sont : les trois bougies, les massacres de cerf, et même une magnifique reproduction de la gravure de Dürer Le Chevalier, la Mort et le Diable. Il ne manque qu’un casque de hoplite pour le combo gagnant. C’est chouette (si je puis dire) et fort agréable, mais, sans revenir à un soucis de réalisme que nous avons repoussé, la véritable essence païenne locale, basque est suffisante (et fort bien représentée par la croix lauburu, les joaldunak, la grotte sacrée, la déesse mère, les lamina…) sans avoir à recourir à un code symbolique presque normalisé et globalisé à l’échelle européenne (pourquoi évoquer Cernunnos dans ces terres ? Pourquoi pas plutôt le veneur fantastique local, Eiztaria ?). De même pour l’hellénotropisme un peu forcé : comme il est moins question ici de civilisation et de philosophie que de localisme et de spiritualité, la Grèce ne semble pas vraiment s’imposer comme source. On est déjà à la source, celle du peuple Basque, pourquoi aller chercher ailleurs ? Pourquoi aller à Delphe plutôt qu’à Tara ou au près des Externsteine? La réponse est peut-être dans la lecture de Sébastien du Colosse de Maroussi d’Henry Miller.
Mais tout ceci n’est qu’accessoire car, malgré une utilisation de la voix off qui manque parfois de légèreté, la force du film de Cheyenne Carron n’est pas dans le discours mais dans les exemples, pas dans les mots, mais dans les actes. Qu’importe si Juliette défend mal et sans grande rationalité le dogme chrétien, puisqu’elle vit la Parole du Christ, puisqu’elle EST le Christianisme. Qu’importe si Sébastien se fait le chantre un néopaganisme reconstitué, normalisé et idéologique, puisque sa vie est celle du vrai paganus dans toute sa noblesse. Il n’a pas besoin de faire des démonstrations d’enracinement, il EST.
Enfin, on appréciera le mépris des trames toutes faites et des tentatives de forcer dans un sens ou dans l’autre une histoire qui n’a pas de fin puisqu’elle se joue actuellement. La grande sagesse de ce film et de sa fin ouverte est de nous inviter à y entrer, à en être acteur : la coopérative survivra-t-elle ? Sébastien pourra-t-il sauver « la maison de son père »? C’est vous qui en déciderez, dans vos achats, dans vos pratiques. Tout est politique, même votre brique de lait, votre salade, selon où et à qui vous l’achetez.
renseignement pratiques, pour trouver une séance
images prises sur le site de Cheyenne Carron
Cheyenne Carron continue a explorer ses thèmes de prédilections
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Pour ma part je découvre son oeuvre (dont j’ai entendu parler par des amis) et j’ai hâte de me plonger dans ses autres films dès que j’aurai de quoi les regarder dignement (c’est à dire sur autre chose qu’un écran de netbook).
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« Comme si la réalisatrice, chrétienne, avait fait preuve d’une si grande courtoisie, d’une si généreuse hospitalité, qu’elle avait laissé toute la place à son invité païen. » Le problème des chrétiens en général qui confondent une religion basée sur le sacrifice d’un crucifié et une sorte de bisounourserie new-age et naïve.
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Oui c’est tout à fait vrai de bien des chrétiens « post Vatican II » (mais cela dit, j’ai récemment reçu un cadeau un très beau missel de la fin du XIXème siècle, et niveau niaiseries, c’est assez fort aussi…). Je ne connais pas personnellement Cheyenne Carron, mais, de ce que je peux en percevoir, je crois qu’elle est au contraire, pour le dire vulgairement « sévèrement burnée », donc pourquoi un tel discours dans son film et non une haute exigence apologétique ?
En y revenant, je pense que plus que la courtoisie et la générosité, il s’est agit de représenter le discours justement un peu naïf et bisounours d’une jeune fille très printanière qui a cependant le mérite de vivre réellement sa foi et son message. Là où il y a petite déception de mon côté, c’est sur le rôle du curé : c’était l’occasion de remettre les points sur les i, de parler du christianisme comme conservation et dépassement, comme révélation des traditions païennes sous une nouvelle lumière, qui leur donne leur sens véritable (bref, le discours chrétien un peu assumé) mais aussi d’admettre des erreurs, de revendiquer des points… ce personnage de curé manque singulièrement de charisme.
J’avoue que je serais intéressée par lui demander ce qu’il en a été de tout cela: elle y a sans doute songé, et l’a écarté pour une raison ou une autre…
Oh, et juste un petit point : la bisounourserie naïve est hélas répandue chez nombre de protestants et de catholiques, mais assez peu chez les orthodoxes. (c’était la minute prosélyte)
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